dimanche 3 avril 2016

"Des comme vous, ça court pas les rues…"


Mandryka, Le Concombre masqué


"— J'ai pesé vos cartons de bouquins et vos paperasses ! Vous voulez savoir le chiffre exact ?" m'a dit le chef des déménageurs pendant qu'il soufflait sur le chèque du règlement pour en sècher l'encre.
Je n'étais pas sûr de vraiment vouloir savoir et les montagnes de cartons m'écrasaient d'avance. Malgré tout, j'étais curieux de la chose, ce n'est pas tous les jours que l'on peut évaluer irréfutablement le poids de sa folie et une telle occasion n'allait pas se représenter de sitôt.
"— 3,5 tonnes !!!! Jamais vu ça en 30 ans de carrière ! J'y ai laissé les amortisseurs des deux camions, je vous fais grâce de la petite note de leur réparation. Un type qui accumule tant de papier c'est devenu trop rare. Des comme vous, je vous le garantis, ça ne court pas les rues ! Je ne risque pas de vous oublier, vous, sacré nom de dieu de bordel de merde ! On fera marcher l'assurance pour les amortisseurs, et puis ils étaient déjà un peu morts… Vous avez de la chance… L'autre jour un type m'a fait transbahuter sa collection de clous et vis, il y tenait dur comme fer. J'ai hésité : cette ferraille était stockée dans des sacs-poubelles ! 70 kilos chacun ! On en avait plein le camion et on s'est écorché les doigts et les futales ! Lui je l'ai fait casquer je vous garantis ! Deux sacs sur trois ont crevé dans les escaliers, il a fallu tout ramasser, clou par clou,  vis par vis. Le type nous gueulait dessus et il prétendait qu'il les avait comptés ! Il ne faisait rien du tout avec ses putains de clous mais il y tenait méchamment. Mais vous… Ôtez-moi d'un doute… On se demandait avec les gars… Ces archives de papiers, c'est quoi au juste ?"
"— Ce qui me reste de ce j'ai écrit depuis les années 60…"
"— Ah je comprends mieux… Vous êtes écrivain… Et les livres c'est ceux que vous avez publiés !"
"— Écrivain ? Ah certainement pas ! On frise l'insulte, là ! Je suis exactement comme le collectionneur de clous et vis : celui-là non plus ne devait possèder aucun marteau, aucun tournevis, aucune tenaille"
"— Alors… ces bouquins… c'est donc votre bibliothèque comme on dit ? Et alors, excusez la curiosité, vous les avez tous lus ?".
"— Pire !" ai-je répondu : "Relus et même rerelus, sinon rererelus !"
"— Allez, je me sauve avant d'en entendre plus et de changer d'avis pour les amortisseurs… Vous êtes bien sympathique comme dingo, mais faudrait voir à pas trop me bourrer le mou, hein… Je ne vous dis pas à la revoyure car la prochaine fois faudra appeler la concurrence… Nous, les livres, on les refusera, dorénavant… On s'est trop tués avec les vôtres…"

L. W.-O.



Silly walks…







"Enfant, tu ne tenais pas en place. Tu battais la campagne. Tu te voulais au-dehors, loin de la maison, loin des tiens. Tu adressais des clins d'œil espiègles à l'horizon et tu donnais au ciel les rondeurs de tes nostalgies. De l'enfance, tu as sauté à pieds-joints dans la philosophie, et les années ont accru ton horreur de la sédentarité.. Depuis, tes pensées courent par monts et par vaux. Le besoin d'errer hante les notions. Les quatre murs te pèsent. Tu ne respires — philosophe des routes et des rues — qu'aux carrefours. dehors, toujours dehors — il n'y a pas de lit dans l'univers !
L'ennui abstrait révélant qu'être vivant c'est être vide, tu épies dans les venelles — tel un assassin des instants — l'oubli de la pensée. Tu trouverais oiseux de dévider l'écheveau des pensées pour en tirer un fil que tu nouerais au chapelet des frêles espérances. La charogne de la vie pourrit en arrière. Et celui qui lit dans tes pas y découvre un meurtrier."

Cioran, Bréviaire des vaincus
traduction d'Alain Paruit