samedi 28 juin 2014

"Qu’est-ce qui cloche avec les écrivains? Pourquoi en existe-t-il si peu qui vaillent qu’on s’y arrête?"





Bukowski vu par Robert Crumb



"N’empêche que je n’ai pas écrit une seule ligne ces trois dernières nuits. La tête me lâcherait-elle? Jusqu’alors, même lorsque je déprimais, les mots, impatients de monter en ligne, continuaient de bouillonner au plus profond de moi. Je fuis la compétition littéraire. Ni la gloire, ni le fric ne m’ont tenté. Je ne cherche à exprimer que ce que je ressens, un point c’est tout. Je ne me bats que contre les mots, et je préférerais encore mourir que de me retirer du ring. Disant cela, je ne sacralise pas la littérature, j’affirme simplement qu’elle se confond avec ma vie.
Lorsque je commence à douter de mon travail, il suffit que je lise l’un de mes contemporains pour qu’aussitôt je me reproche mon inquiétude. Je ne suis en compétition qu’avec moi-même: il me faut trouver le mot juste en m’efforçant d’en maîtriser l’emploi sans sacrifier le plaisir de jouer avec. Autrement, autant déclarer forfait.
Aussi, en me coupant du reste du monde, ai-je plutôt fait preuve de sagesse. Les visiteurs ne se bousculent plus chez moi. D’ailleurs, dès qu’un humain pointe son museau, mes neuf chats grimpent aux rideaux. Quant à mon épouse, elle tend de plus en plus à me ressembler. Je ne le souhaite pourtant pas. Cette manière d’être m’est naturelle. Mais ne ressemble pas à Linda. Je suis heureux quand elle prend la voiture et se rend dans quelque soirée. Après tout, j’ai bien mon putain d’hippodrome. Son grand vide sidéral m’inspire. Je ne vais aux courses que poussé par l’envie de me détruire en assistant aux premières loges à la mise à mort du temps. Là-bas, les heures passent, et je trépasse – il le faut. Le temps ne suspend son vol que lorsque je me retrouve devant mon écran. Mais sans perte il n’y a pas de gain possible. Pour deux heures de bonheur, on doit accepter d’en massacrer dix. En revanche, faites en sorte de ne jamais sacrifier TOUTES les heures, TOUTES les années de votre vie.
Je ne suis devenu écrivain qu’en me laissant emporter par l’instinct, il m’a ouvert les yeux, il a façonné mon style, et m’a maintenu debout. N’en demeure pas moins que c’est à chacun de trouver sa voie. Sa musique. Dans mon cas, il m’a fallu passer par d’abominables muflées, à la limite du delirium tremens. Grâce à quoi, ma phrase s’est affûtée jusqu’à pouvoir déchirer la page. J’ai eu besoin de me mettre en danger. Besoin de risquer le tout pour le tout. Avec les hommes. Les femmes. Les bagnoles. Le jeu. La faim. Avec n’importe quoi. Ce n’est qu’ainsi que j’ai pu développer ma manière. Et ça m’a pris des dizaines d’années. A présent, mes besoins se sont modifiés. J’ai davantage faim de subtilité, de désinvolture. Un souffle, une ombre, un rien. Faim de mots chuchotés, de mots saisis au vol. De choses vues. Quoique je ne me refuse pas deux, trois petits verres. Ils ne m’interdisent pas de flirter avec le clair-obscur, et l’ambiguïté. Je suis désormais friand d’expériences que j’ai du mal à analyser. Je m’en délecte. Et je pousse la chansonnette différemment. Ils sont quelques-uns à l’avoir remarqué.
"Vous avez franchi une limite", me disent-ils souvent.
Je comprends leur jugement. Je le partage. Un rythme plus direct, et cependant plus fiévreux, plus inquiétant. Je suis en marche vers d’autres horizons. Ma coexistence avec la mort m’a galvanisé. Les avantages que j’en ai retirés sont énormes. Je peux enfin voir et entendre les bruissements que ne distingue pas la jeunesse. Au pouvoir de l’immaturité a succédé le pouvoir de la plénitude. Non, je ne descends pas la pente. Hum! Hum! Sur ce, excusez-moi, il faut que j’aille au lit, il est minuit 55. Fin de cette causerie nocturne. Riez pendant qu’il est encore temps…"
"Je ne respirais qu’en compagnie des morts, écrivains ou musiciens. A leur contact, la solitude me pesait moins. Sauf que les livres débordant d’énergie et de mystère ne sont pas si nombreux et qu’il arrive un moment où on les a tous lus. Voilà pourquoi la musique classique aura constitué mon ultime refuge. Je passais des heures – et sur ce point je n’ai pas varié – l’oreille collée au poste de radio. Découvrais-je un morceau nouveau, qui témoignait de la puissance de son créateur, que j’en étais émerveillé – ce qui m’arrive encore assez souvent aujourd’hui. Tenez, tandis que j’écris ce que vous êtes entrain de lire, j’écoute une pièce dont j’ignorais jusqu’alors l’existence. Je me repais de chacune de ses notes, mon être tout entier vibre à l’unisson. Quand je songe, par exemple, à ce que les siècles passés recèlent de trésors, je suis saisi d’une émotion à nulle autre pareille. Ah! pouvoir enfin pénétrer le secret des ces âmes indomptables! Les mots me manquent pour exprimer ma pensée, disons que la musique m’aura offert la félicité, que je m’en nourris, que j’en suis transporté, et que je lui en rends grâces à chaque instant. Je n’ai jamais écrit une seule ligne sans que la radio ne soit allumée, la musique participe de ma création, l’oreille écoute tandis que la main peine à creuser son sillon. Un jour peut-être, quelqu’un se piquera de vouloir me démontrer pourquoi la musique classique me fait l’effet d’un Miracle permanent. Je doute qu’il y parvienne. Les prodiges ne s’expliquent pas. Mais pourquoi, oui pourquoi, les livres sont-ils dénués de ce pouvoir? Qu’est-ce qui cloche avec les écrivains? Pourquoi en existe-t-il si peu qui vaillent qu’on s’y arrête?"
Charles Bukowski, 
Le Capitaine est parti déjeuner
et les marins se sont emparés du bateau 
Traduit par Gérard Guégan,
Dessins de Robert Crumb 
© Le Livre de Poche



mercredi 25 juin 2014

Joël Roussiez : "Mon nom est un mystère"

Joël Roussiez par Louis Watt-Owen ©
Bretagne, 2011
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Cette nuit, sur France-Culture, dans son émission Du jour au lendemain, Alain Veinstein reçoit Joël Roussiez pour l'étonnant recueil de récits Temps Divers ou Le Jardin varié des jours, publié par les éditions Héros-Limite. (On pourra la réécouter et la podcaster sur le site de l'émission.)
Je reparlerai très vite de ce livre et de cet auteur tout à fait singulier, compagnon de route de La Main de singe depuis  longue lurette.
En attendant, je donne ci-dessous (sans autorisation ! et donc au risque de prendre un méchant coup de fourche) trois petits textes inédits récents de Joël Roussiez. 
L. W.-O.




Au loin, le coucou et la huppe appellent


Pour moi, ce sont les roses qui me réjouissent ce matin et dans le soleil levant les brumes au ras des prairies qui s’évaporent lentement. Dans tout mon corps palpite alors un plaisir déjà né pour la promenade et comme prématuré. Je piaffe en m’habillant et songe pourtant à retenir mon élan ; je passe en revue les impressions et les obligations ; libre je suis, il me faut y aller. Je chausse les croquenots et je me jette à l’eau. Mes chaussures sont déjà toutes mouillées et la rosée devant moi gicle comme une pluie claire. Je marche d’un bon pas et guette les chevreuils agiles, j’écoute les merles et l’envol du pigeon. Au loin, le coucou et la huppe appellent ou chantent tandis que mes yeux pleurent d’une maladie vaine qu’on nomme allergie.

Se jeter au fond


Un macareux aux yeux tristes s’en allait à la pêche au hareng. Il volait au-dessus des falaises de Moher et ne connaissait rien à l’art celtique. Cependant un jeune homme qui l’observait pensait qu’il décrivait des cercles et des croix. Et il en devint mystique, ce qui le conduisit au monastère de Siramac’h Hail où il vécut sa révélation en s’ôtant toute tentation par le port d’une robe rêche et de sandales fines. Dire que les voies du Seigneur sont imprévisibles, c’est supposer que telle était la voie de cet homme mais l’avenir n’a encore rien dit et présentement devant le puits du couvent, il hésite à se jeter au fond. 




Mon nom est un mystère


Je goûte le thé amer avec délectation et mon chariot oscille sous les secousses du monde. Ma barque nage dans le fleuve Ouri où je ne suis nanti de rien d’autre que de mes seules mains. Une histoire s’avance dans l’ondulation des vagues somnolentes ; je flotte à la dérive sous le ciel qui s’esquive, mon nom n’est pas mon nom et pourtant me voici ; j’arrive, j’accoste et dans le sable qui crisse, je tisse mon destin.




Textes inédits,
Joël Roussiez © 2014


lundi 23 juin 2014

Insomnia is good for you…

INTERLUDES POUR INSOMNIAQUES

Peter Sellers est le meilleur ami des insomniaques.
La moindre de ses apparitions dope son homme.
Et le moindre de ses mots.
Comme celui-ci :
"Il y avait un moi sous le masque, mais je me suis fait enlever ce truc par un chirurgien."


Ci-dessus : deux "clips" du grand Peter Sellers retrouvés récemment !!!!






Ci-dessous : Peter Sellers en peintre-boxeur ! :



Peter Sellers et Ringo Starr se payent un Rembrandt et le découpent au ciseau ! :



Ci-dessous, encore la peinture ! The Party : La grandiose scène des toilettes ! :



Ci-dessous, Peter Sellers bibliothécaire : Is sex necessary ? :



Ci-dessous, best of The Party :




DU BONUS POUR LES INSATIABLES :
" I mean, I look like such an idiot. "

dimanche 22 juin 2014

Sur les hauteurs











La lettre d’un solitaire



" Si l’on veut comprendre la vanité des ambitions et des aspirations cultivées par l’homme dans les grandes villes, si l’on veut dépasser les illusions engendrées par l’assimilation au rythme fou de la vie moderne, il est plus que nécessaire, il est indispensable de faire provisoirement retraite. On se soustrait ainsi à la tyrannie de la civilisation, on transcende l’impérialisme vital de la vie elle-même. Il ne s’agit pas là de la sentimentalité romantique dont les éclats se complaisaient dans la solitude pour se plaindre de la désadaptation de l’individu, il s’agit du besoin de saisir les raisons d’être de la vie et du la culture non seulement par le truchement d’une expérience intense, mais également grâce à une perspective extérieure, à laquelle l’homme ne peut accéder que dans l’isolement. Le sens romantique de la solitude est dû à la négation de la réalité concrète de l’existence, au mépris de ce qu’elle a rendu pur et irréductible. La structure schizoïde de l’âme romantique a développé excessivement l’intériorisation mentale et donc la séparation organique d’avec le monde. Il y a dans la fuite du monde propre au romantique une incapacité structurelle de se maintenir dans le cadre immanent de l’existence, une incompréhension essentielle des affinités irrationnelles qui lient l’homme au reste de la création. Rien d’étonnant que les pires absurdités dans presque tous les domaines nous aient été léguées par les romantiques.

En fait, la solitude est un milieu de connaissance, une condition extérieure nécessaire pour délimiter des choses non individualisables quand on vit en elles. Il n’y a pas meilleur cadre pour fermer les plaies de ceux que leur vie intérieure, subjective, a fait souffrir. Plus que toute autre, la solitude en montagne permet d’accéder à un entendement serein de la vie. Les montagnes donnent l’impression d’une tanscendance majestueuse, d’une parfaite sérénité, leur rigidité solennelle semble nier la vie et son dynamisme. Tandis que la mer, avec son ondoiement incessant, paraît être une expression de la folle agitation de la vie, agitation qui ne révèle aucun sens. Au contraire, la montagne, dans sa sereine immobilité, est au-delà de la vie. Elle donne, aux gens qui y vivent en permanence, de l’humour et un esprit conciliant. L’humour est le propre des montagnards, car il naît seulement là où l’esprit considère les choses avec une supériorité naturelle, là où une vision totale de la réalité efface l’indignation et la révolte provoquées par les aspects individuels et limités de l’être. Chez les citadins, le sens de l’éternité s’est émoussé : ils se troublent pour le moindre désagrément, ils prennent au tragique de menues expériences plutôt que des vécus essentiels.

Le sentiment de la vie éprouvé par l’homme grâce à l’humour est une acceptation paisible du devenir et de la destruction des choses. L’humour révèle l’inutilité d’une problématique excessive concernant l’existence. Nous autres, habitants des grandes villes, ne pouvons plus vivre le stoïcisme naturel qui lui est sous-jacent, parce que nous assistons quotidiennement à des injustices et à des tragédies, parce que, scandaleusement impressionnables, nous vivons dans une insatisfaction permanente. Ce que nous appelons culture ne serait certainement pas né en dehors d’un déséquilibre nerveux, de sorte qu’il n’est pas paradoxal de mesurer à l’aune de celui-ci la normalité de l’homme.

La conscience est le produit d’un dérangement du système nerveux et elle atteint son paroxysme dans la neurasthénie. L’atroce réceptivité nerveuse de l’homme le détruira après l’avoir fait. C’est pourquoi sa déchéance est beaucoup plus proche qu’on ne le croit. Cela étant, ne nous étonnons pas que les hommes instruits soient inaccessibles à l’humour et à la sérénité. Comment être serein quand on se dit qu’un ami est marxiste, un autre spenglérien, un troisième idéaliste, et ainsi de suite ? Comment avoir la perspective de l’éternité quand, pour faire carrière, il faut apprendre toute une bibliographie, parler de mauvais livres qu’on a même pas lus, connaître tous les auteurs imbéciles qui ont écrit par obligation professionnelle, tous les ravaudeurs de la culture qui se sont occupés toute leur vie de l’œuvre des autres parce qu’ils n’avaient rien à dire ? C’est dans la solitude des montagnes que j’ai éprouvé avec le plus d’intensité le sentiment de l’inutilité complète de la culture et en particulier de la philosophie scolastique, farcie de formules abstraites et vides ; de l’inutilité de toutes les fades élaborations dénuées d’un contenu vivant, réellement ressenti. Il faut mener une campagne d’extermination contre la culture purement livresque. Je voudrais bien voir ce que deviendraient les intellectuels qui grouillent par le monde si l’on détruisait brusquement tous les livres. Je suis presque sûr que la plupart cesseraient de penser, car leurs prétendues idées n’ont pas été vécues, ils les ont empruntées aux livres. Ne trouvez-vous pas intéressant que des gens sans possibilités intérieures, qui se sont évertués à acquérir une certaine culture, redeviennent les nullités d’autrefois dès qu’ils renoncent à la lecture ? Il est vrai qu’aujourd’hui les idéaux de sagesse sont inactuels et même illusoires. La vie est devenue trop douloureuse pour que nous puissions croire que nous sommes seulement des spectateurs, et non des acteurs. Nous autres, modernes, nous avons perdu le sens de l’éternité, nous sommes incapables d’avoir une vision sereine de l’existence, nous vivons le temps comme un tourbillon dramatique et démoniaque, voilà pourquoi les idéaux de sagesse sont caducs. Les penseurs ( en tant qu’authentiques représentants de la culture) ont aujourd’hui une obligation impérieuse, essentielle : devenir des penseurs existentiels, vivre concrètement l’abstraction, élaborer selon le plan de la vision et non selon une combinaison stérile de concepts sans correspondance dans la réalité. Le jour viendra où l’on démasquera tous les pseudos-intellectuels qui croient penser parce qu’ils affichent une formule, qui se prennent pour des philosophes parce qu’ils acceptent un système étranger. L’impuissance spirituelle n’avait jamais trouvé auparavant de moyens de dissimulation plus sûrs pour draper sa nullité sous des formes empruntées.

L’absence de caractère organique de la culture contemporaine fait que l’homme ne vit plus dans des contenus mais dans des formules dont il peut changer comme il changerait de chemise.

Vous comprenez donc pourquoi il est nécessaire de se purifier sur les hauteurs."
E.M Cioran, 27 août 1932
Solitude et destin
© Éditions Gallimard
traduction d'Alain Paruit



samedi 21 juin 2014

"La Nuit des porcs vivants"

Fête de la Musique, Aveyron, 2013
par Louis Watt-Owen ©

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« (...) Notre monde est le premier à avoir inventé des instruments de persécution ou de destruction sonores assez puissants pour qu'il ne soit même plus nécessaire d'aller physiquement fracasser les vitres ou les portes des maisons dans lesquelles se terrent ceux qui cherchent à s'exclure de lui, et sont donc ses ennemis. 
A ce propos, je dois avouer mon étonnement de n'avoir nulle part songé, en 1991, à outrager comme il se devait le plus galonné des festivocrates, je veux parler de Jack Lang ; lequel ne se contente plus d'avoir autrefois imposé ce viol protégé et moralisé qu'on appelle Fête de la Musique, mais entend s'illustrer encore par de nouveaux forfaits, à commencer par la greffe dans Paris de la Love Parade de Berlin. 
Je suis véritablement chagriné de n'avoir pas alors fait la moindre allusion à ce dindon suréminent de la farce festive, cette ganache dissertante pour Corso fleuri, ce Jocrisse du potlatch, cette combinaison parfaite et tartuffière de l'escroquerie du Bien et des méfaits de la Fête. L'oubli est réparé. (...) »

Philippe Muray,
préface à la réédition de
L'Empire du bien

vendredi 20 juin 2014

"traversant rapidement les pâturages du monde"

Vaches près de Farrebique, Aveyron, 2013
par L. Watt-Owen ©

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« Que sommes-nous ? Un troupeau de bétail fantôme, des simulacres de souffle, des ombres passagères traversant rapidement les pâturages du monde en direction d’un cimetière où, sur un simple claquement de doigts, l’éternité est semblable à un jour et un jour semblable à l’éternité. »


Llewellyn Powys

mercredi 18 juin 2014

Le vélo de Cioran

Le vélo de Cioran, cimetière de Varengeville,
par Louis Watt-Owen © 2008

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"Du temps que je partais en vélo pour des mois à travers la France, mon plus grand plaisir était de m'arrêter dans des cimetières de campagne, de m'allonger entre deux tombes, et de fumer ainsi des heures durant. J'y pense comme à l'époque la plus active de ma vie. "
Cioran, De l'inconvénient d'être né


Photographie d'Erik Johansson ©

« Du vélo ! Vous aimez le vélo ! » Le visage de Cioran s'illumina. Un sourire d'adolescent et il eut quarante ans de moins. La petite reine jouait le rôle d'une petite fée.
— J'ai eu deux passions dans ma vie : 
la lecture et la bicyclette... J'en avais 
acheté une, de course, à un étudiant Rou
main qui repartait au pays. C'était avant 
la guerre. Jusqu'en 1950, j'ai sillonné la 
France, la Bretagne surtout... Pendant 
l'occupation, je tournais sur la place de la 
Concorde. J'avais l'impression d'avoir un
 vélodrome pour moi tout seul au beau
 milieu de Paris. Et quel vélodrome ! J'en 
ressentais comme une ivresse. J'ai décidé
 d’arrêter pour diverses raisons. D'abord, le
 surcroît de circulation. Trop de danger... Puis, au cours d'une étape dans un hôtel du midi, le patron me fit remarquer que «de recevoir un client à bicyclette était mauvais pour son standing». Enfin, on me refusa la permission de garer mon vélo dans la cave de l'hôtel où j'habitais à Paris. Confronté à cette ségrégation, j'abandonnais. J'ai compensé l'absence de vélo par la marche. » Il interrogea le promeneur sur ses performances cyclistes. Celui-ci lui avoua que de fumer deux paquets de cigarettes par jour, de boire quinze cafés (serrés) et de travailler 16 heures toutes les 24 heures l'excluaient du monde des prouesses. Il se contentait de randonnées hygiéniques en rêvant au champion qu'il aurait pu être. Un reste d'enfance.– C'est de la folie ! Un jour, la fatigue accumulée tombera sur vous... Il ne vous sera plus possible de récupérer... Vous regretterez vos imprudences comme je regrette les miennes. Supprimez les excitants comme le café »… Cioran dit encore qu'il était « un oisif », qu'il s'était souvent saoulé : « Pas comme un Français, comme un Slave ». Il relata une période de sa vie entre 1950 et 1953 — où il se rendait dans les cocktails littéraires : « Pour manger, boire et dire des paroles désagréables à tout le monde... Je me suis fait beaucoup d'ennemis à cette époque », ajouta-t-il.

Louis Nucera, extrait de Rencontre avec Cioran
paru en 1973 dans Le Magazine Littéraire
Le site de ce journal a eu la bonne idée de 
redonner en ligne la totalité 
de cette savoureuse chronique.


Photographie d'Erik Johansson ©



"Une agonie sans affres"



"Dans ce port normand, on vient d'attraper un gros poisson qui s'appellerait "Poisson de lune", et qui aurait été entraîné par un courant chaud, car il ne vit pas dans ces régions. Étendu sur la jetée, il se secoue et se tord, puis se calme et ne bouge plus. Une agonie sans affres, une agonie modèle."
Cioran, Écartèlement

mardi 17 juin 2014

"Puis-je en placer une maintenant ?"


"L'objectif de l'art n'est pas le déclenchement d'une sécrétion momentanée d'adrénaline, mais la construction progressive, sur la durée d'une vie entière, d'un état d'émerveillement et de sérénité."
Glenn Gould en 1962, in"Glenn Gould – Ein Leben in Bildern", Nicolai Verlag 2002, Berlin)













"Celui qui ne sait pas rire ne doit pas être pris au sérieux"

« Quand il jouait, affaissé devant le Steinway, il avait l’air d’un infirme, le monde entier le connaît sous cet aspect, or le monde musical tout entier a succombé à une illusion totale, pensai-je. Où que Glenn apparaisse, c’est l’image de l’infirme et du gringalet qui nous est montrée, la fragilité de l’esprit pur auquel on n’accorde que son infirmité et ce qui va de pair avec cette infirmité, à savoir l’hypersensibilité, alors qu’en fait c’était le type même de l’athlète, et cela nous l’avions remarqué aussitôt, le jour où il s’était employé à abattre sous ses fenêtres, de ses propres mains, un frêne qui, selon sa propre expression, le gênait pour jouer au piano. Tout seul, il scia le frêne d’au moins cinquante centimètres de diamètre, nous tint tout bonnement à l’écart du frêne, débita d’ailleurs le frêne séance tenante et empila les bûches contre le mur de la maison, l’Américain typique, avais-je pensé alors, pensai-je. A peine Glenn eut-il coupé le frêne déclaré gênant qu’il lui vint à l’esprit qu’il aurait pu tout simplement fermer les rideaux de sa chambre et baisser les volets roulants [...] Les adorateurs adorent un fantôme, pensai-je, ils adorent un Glenn Gould qui n’a jamais existé. [...] Plus que quiconque il était capable d’une sorte de rire irrépressible, et donc il n’y avait pas d’homme à prendre davantage au sérieux. Celui qui ne sait pas rire ne doit pas être pris au sérieux, pensai-je, et celui qui ne sait pas rire comme Glenn ne doit pas être pris au sérieux comme Glenn... »
Thomas Bernhard, Le Naufragé




"PUIS-JE EN PLACER UNE MAINTENANT ?"





Je trimballe toujours dans ma poche ce petit livre rose publié par les éditions Allia, Glenn Gould par Glenn Gould sur Glenn Gould.


" glenn gould. – M. Gould, d’après ce que j’ai entendu dire – et pardonnez-moi, mon- sieur, d’être aussi direct – vous êtes plutôt coriace en interview.
glenn gould. – Ah bon? Je ne savais pas. 
g.g. – Oui, c’est le genre de ragots que nous autres journalistes glanons à droite et à gauche ; mais je tiens à vous assurer que je suis tout à fait prêt à supprimer de notre entretien toute question qui vous semblerait déplacée. 
g.g. – Oh, je ne peux imaginer que de telles difficultés s’immiscent dans notre discussion.
g.g. – Bien. Alors pour commencer, et afin d’éviter tout malentendu, laissez-moi vous poser la question franchement : y a-t-il des sujets à ne pas aborder ?
g.g. – Je ne vois vraiment pas, non. À part la musique, évidemment. (…)"

Sur l'excellent site des éditions Allia, 
de bonnes feuilles en pdf.

lundi 16 juin 2014

Le cruel et son double / 7

Lecteur japonais de Clément Rosset à Fukushima le jour du tsunami









Sauf la première, ces vidéos épatantes d'entretiens filmés chez lui avec Clément Rosset, par Camille Tassel, avaient disparu depuis belle lurette de la Toile. Je les redonne ici, afin qu'elles ne soient pas perdues pour tout le monde.
J'en signale une, tout à fait formidable, où, sur la scène de la BNF, Clément Rosset est "cuisiné" par François Noudelmann. Ahuri par une espèce de fièvre, il annonce d'emblée qu'il risque de s'endormir à tout instant. Cet entretien d'une heure est un grand moment. Faute de pouvoir l'intégrer ici, j'en donne la bonne piste, d'autant plus volontiers qu'elle n'est pas dénichable si facilement : 
L. W.-O.

RAPPEL : les 20 billets évoquant Clément Rosset sur ce blog.

dimanche 15 juin 2014

You're talking to me ?



"Le taxi : — Où allez-vous ?
Le dépressif : —Où vous voudrez…"

Clément Rosset, La Folie sans peine


jeudi 12 juin 2014

"En général, ils disent "J'y comprends rien"…"



Merci à la RTS pour ce bel entretien avec Jean-Luc Godard, par Darius Rochebin, réalisé chez le cinéaste, à Rolle, en mai dernier, à l'occasion du Festival de Cannes et de la sortie de son film Adieu au langage





Quant à la Lettre video adressée par Godard aux Directeurs du Festival de Cannes pour décliner leur invitation on peut la voir ici :
http://www.festival-cannes.com/fr/mediaPlayer/14236.html

mercredi 11 juin 2014

La pissotière de Cioran

Beckett, Cioran et Michaux en tête de queue 
devant la pissotière de la place Saint-Sulpice (coll. part.)


La grêle parisienne s'est trompée de date. C'est seulement à partir d'aujourd'hui qu'elle aurait dû tomber et pilonner le Marché de la Poésie, place Saint-Sulpice. 

Il est bien rare que des catastrophes dites naturelles nous vengent de calamités pires : culturelles.
Généralement c'est uniquement l'affreux Patrimoine National qui trinque. 

Cette concentration annuelle de jobards majeurs aura été épargnée à quelque heures près. À moins que les Dieux ne m'entendent et ne leur réservent une nouvelle râclée, et qu'ils les bombardent cette fois de grêlons plus hénaurmes que les balles de Roland-Garros : de la taille du crâne d'Hamlet, sinon du ballon officiel de la Coupe du Monde.


La réduction en bouillie de tous les chalets-de-nécessité de ce village d'irréductibles jobards serait un don du ciel. Et quel beau spectacle Son & Lumières que la noria d'ambulances de Pompiers emportant aux Urgences, la tête cabossée sinon brisée, les 3/4 des indécrottables poètes de ce pays et la quasi totalité de leurs éditeurs ! 

Avec un peu de chance, si ce déluge s'acharnait sur l'inauguration, la bonne femme Hidalgo, autrement dite la Madame-Le-Maire-de-Paris, et la bonne femme Filipetti, autrement dite la Madame-Le-Ministre-de-la-Culture-Intérieure, ces deux calamités ambulantes et parlantes, en seraient efficacement passées  à tabac, rincées, rossées, tuméfiées et assommées.

Seul échappera au chatiment celui qui aura l'aubaine de pouvoir se réfugier dans la pissotière de Cioran. Au risque d'y tomber sur l'increvable momie de la Poésie, demie-nue et glaglatante, effarée par ses poètes mêmes.
L. W.-O.



Place Saint-Sulpice, dans la vespasienne…


" Paris se réveille. [...] Il fait encore noir : avenue de l’Observatoire un oiseau – un seul – s’essaie au chant. Je m’arrête et j’écoute. Soudain, des grognements dans le voisinage. Impossible de savoir d’où ils viennent. J’avise enfin deux clochards qui dormaient sous une camionnette [...] Le charme est rompu. Je déguerpis. Place Saint-Sulpice, dans la vespasienne, je tombe sur une petite vieille à demi nue. Je pousse un cri d’horreur et me précipite dans l’église où un prêtre bossu, à l’œil malin, explique à une quinzaine de déshérités de tout âge que la fin du monde est imminente et le châtiment terrible."
Cioran

lundi 9 juin 2014

What is the word ?







" Folie —
folie que de —
que de —
comment dire —
folie que de ce —
depuis —
folie depuis ce —
donné —
folie donné ce que de —
vu —
folie vu ce —
ce —
comment dire —
ceci —
ce ceci —
ceci-ci —
tout ce ceci-ci —
folie donné tout ce —
vu —
folie vu tout ce ceci-ci que de —
que de —
comment dire —
voir —
entrevoir —
croire entrevoir —
vouloir croire entrevoir —
folie que de vouloir croire entrevoir quoi —
quoi —
comment dire —
et où —
que de vouloir croire entrevoir quoi où —
où —
comment dire —
là —
là-bas —
loin —
loin là là-bas —
à peine —
loin là là-bas à peine quoi —
quoi —
comment dire —
vu tout ceci —
tout ce ceci-ci —
folie que de voir quoi —
entrevoir —
croire entrevoir —
vouloir croire entrevoir —
loin là là-bas à peine quoi —
folie que d’y vouloir croire entrevoir quoi —
quoi —
comment dire —
comment dire"

Samuel Beckett, Comment dire
dernier poème en français, 1988

dimanche 8 juin 2014

Glory Hole



"Le samedi est terrible, le dimanche terrifiant, le lundi apporte le soulagement. (...) Le samedi, l'orage se prépare, le dimanche il éclate, le lundi, le calme est revenu. L'homme n'aime pas la liberté, tout le reste est mensonge, il ne sait rien faire de la liberté."

Thomas BernhardLa Cave

vendredi 6 juin 2014

"Ça a commencé comme ça"







Video : Le début du Voyage dit par Michel Simon


Il y aura "avant" : me voici déjà dans l'"après". 
Ça y est : je L'ai. 
J'ai beau me pincer.
IL est ici.
Oui, c'est bien LUI.
Sous mes yeux qui n'en reviennent pas.
Sous les doigts qui n'osent qu'à peine encore L'effleurer.
Sur la table noire où les belles pivoines odorantes en ont d'un coup perdu tous leurs pétales quand je L'ai posé, oh, si délicatement pourtant on imagine bien ! Avec de ces précautions…
Je ne réalise encore pas tout à fait.
Groggy, tremblotant, oh oui : tout con, vraiment.
Car si ému ! Si remué.

Certes je l'attendais avec une fébrilité certaine depuis la commande, il y a déjà quelques semaines. Au moindre coup de sonnette, je me précipitais. Las ! Que de bonds j'ai fait pour rien jusqu'à la porte que d'ordinaire pourtant je n'ouvre jamais à personne.

Et puis, tout à l'heure, tandis que j'écoutais Chet Baker et Ron Carter (Ah ! Rio !), la sonnette a retenti, térébrante et, là, d'avance, j'en étais certain, IL était là, enfin. On me le livrait comme une pizza. J'ai ouvert, sans souci des grolles affreuses, des cheveux à la diable, du mégot puant, des yeux rougis par la conjonctivite ni du beau tremblement des mains : un tout petit type en uniforme genre convoyeur à la Tony Musulin m'a lancé comme au rugby un gros carton que j'ai rattrapé au vol. Je n'ai même pas eu le temps de demander s'il fallait signer quelque chose. Le mini livreur avait déjà redévalé l'escalier. Je n'ai même pas eu le temps de lui dire merci. J'ai bafouillé dans le vide, dorlotant le gros carton, le lourd colis, le mirifique don des dieux (et d'une fée amoureuse).

Une telle émotion, je ne l'avais ressentie déjà que si peu de fois. 
Oui, il est si rare que la vie nous fasse un tel cadeau.

Je ne peux pas déballer la chose tout seul : feu l'ami Claude Riehl est avec moi. Oui, lui, celui qui fut et reste sans doute le plus grand lecteur de Céline.
Ah ça, il en aurait commandé un lui aussi, et même dix !
Et s'il n'avait eu les sous, alors je crois qu'il aurait même été capable, pour se le payer, de s'abaisser à traduire la bonne femme Jelinek, ou le Handke, c'est tout dire ! — plutôt, pour une fois, qu'Arno Schmidt (dont il paya si cher la translation : en y laissant sa peau). 
Et au moment de l'ouvrir, il m'aurait appelé de Strasbourg : chacun au bout du fil, on aurait ouvert notre colis en même temps que l'autre. Je vois cela d'ici. Je l'entends d'ici.

D'ailleurs il est ici, avec moi. Il me lance des "Va pas trop vite ! Fais gaffe ! Pose ta cigarette ! Éloigne moi ce verre ! Nettoie ton couteau !".

On est comme des gamins. D'ailleurs, lui et moi on lit le Voyage depuis l'adolescence. Et avec Mort à Crédit, on le relit une fois par an. On ne compte plus le nombre de relectures. Ce n'est jamais le même livre à chaque fois. S'il nous fallait une seule raison de vivre, elle suffirait : relire le Voyage.
Claude Riehl chez Arno Schmidt par Laurence Chanel © 1992
On darde les mêmes yeux de mômes éberlués vers ce don des dieux tombé du ciel : mille pages de la main de Satan.

On cherche une lame, va pour mon couteau de gardien de phare, acheté à Tréguier. Lui aussi trémule, il sait : jamais il n'aura plus belle occasion de servir. 

Il faut déballer le cadeau, trancher les bandes rétives du scotch caramel. Écarter les rabats. À l'intérieur du vaste carton : un autre carton, amorti par huit coins de mousse antichoc d'un bleu fascinant. (Hop, de côté ! On verra plus tard à quoi ils pourraient bien servir, recyclés). Encore du gros scotch à inciser avec des délicatesses de chirurgien. On fait une pause, on reprend son souffle. On fait bien consciemment durer le plaisir : car sinon on regrettera toute précipitation. On s'allume chacun une cigarette en poussant des "Non mais ! Hein !?! Tu te rends compte de ce qu'on est en train de faire !???!!! Par le Grand Renard ! Whu ! Hi ! Tu te rends compte ?!?! Tu-Te-Rends-Comp-Te !?!"

On repose les cigarettes dans le cendrier. On plonge les quatre mains en même temps, puis aussitôt on les retire : "Faudrait peut-être mettre des gants ?" (avec de ces mines et gestes de Laurel et Hardy !).

On extirpe la chose avec tous les égards. Elle est encore sertie dans un cellophane étanche, dont il faut crever la poche. Et voilà le travail : un coffret, de 4 kilos, dont on caresse du bout des doigts le gaufrage de la titraille sobre dans l'espèce de toile cartonnée couleur de nuit. On  le penche pour attraper la tranche du volume, on fait glisser doucement, tout de suite on le pose à plat. On rallume une cigarette, on souffle. On ne se jette pas comme des malades sur une telle rareté. On savoure des yeux d'abord. On se les frotte. On a des suées. Il fait trop chaud en même temps que trop froid. On bredouille, on se sent tout bête, on dit chiche, on va faire cent pas nerveux de long en large, on regarde par la fenêtre le ciel où les nuages semblent guigner vers la table, curieux. Même les lampadaires municipaux tendent le cou et écarquillent leur gobille de cyclope. Même le Bébert de gouttière guette. Même les corbeaux et les pigeons sur la corniche d'en face. Tous font bien comprendre que leur patience a des limites.


Bon… Il va bien falloir se décider à entrouvrir la boite de Pandore, tourner la couverture épaisse, puis les pages si souples car si vastes et qui tremblent car on est émus jusqu'au bout des doigts.


"Ça commencé comme ça. Moi j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Bardamu qui m'a fait parlé…"



Ceci n'est donc pas le Voyage.
Mais en quelque sorte son fantôme.
Même pas LE manuscrit, car certainement pas l'unique. Si dès la page de titre Céline a bien noté seul manuscrit, c'est bien parce qu'il en existe d'autres versions qui précédaient cet état qu'il donna à dactylographier. Des versions successives qu'il tua sous lui, creva sous lui comme un cheval endiablé. Combien au juste ? Parions pour plusieurs.  Car rien que deux versions manuscrites relèverait du miracle pour l'invention d'un tel bouquin : tout de même le roi des livres. Des versions perdues, mais certainement pas pour tout le monde, et qui, sans doute voyagent, immobiles, dans le temps, dans la nuit d'un coffre. À moins que Destouches, pas encore Céline, ne les ait détruites à mesure. Ou les ait pliées en une flottille de petits bateaux lancés sur la Seine, ou dans la mer sur le Grand Bé à Saint Malo, depuis la tombe de Chateaubriand, sinon à Dieppe, au bout de la jetée. Que le vent les porte jusqu'en Amérique.
Et il y eut aussi, ensuite, des dactylographies successives, dont les tapuscrits sont pour l'heure secrets.
Cette version manuscrite, par des voies qui restent bien mystérieuses, est parvenue au bout de la nuit de sa rétention jalouse par un collectionneur. 
Elle coûta la bagatelle de 12 millions à l'État qui en fit la préemption lors de sa vente surprise.
Trésor national !
Patrimoine !
Seuls quelques chanceux ou quelques assermentés avaient le droit depuis dix ans de la contempler, avec des gants blancs, eux.
La voici aujourd'hui entre nos mains, même trop lourde pour elles : il faut poser ses 4 kilos annoncés sur une table solide, ou un lutrin, pour la lire. Elle fatiguerait trop, sinon, son homme.
Mise à la portée de nous autres les caniches, qui en frétillent, jappent, s'en pourlèchent, s'en goinfreront.
Voilà de l'inconnu, qui occupera nos insomnies durant au moins mille nuits.

Non, ceci n'est pas le Voyage.
Je disais : son fantôme. 
Son état transitoire avant la mutation définitive.
L'une de ses mues.
Ce n'est donc pas un "livre", mais le rêve d'un livre.
On mesure la chance de pouvoir déchiffrer ce millier de pages griffonnées d'une écriture changeante, dont la météorologie donne assez l'image des états contradictoires, si intenses, que traversa l'auteur. Cette graphie danse, tour à tour légère, virevoletante, frénétique, appuyée, minuscule, tout à coup énorme. C'est de l'herbe, noire, comme celle des cimetières perdus. Affolée par des vents qui sont des essaims d'âmes invisibles. Ça et là rougoie comme coquelicot une interrogation de la dactylo, au crayon écarlate. Ah quel beau manuscrit ! Quelle calligraphie, tracée "au nerf". C'est, oui, vraiment ce que l'Autre Appelé Arthur, celui sans qui Céline n'aurait pas connu telle inspiration à pondre à son tour à la fois ses Illuminations et sa Saison en enfer, appela le clavecin des prés, animé par la main d'un Maître. 

Quant à la numérotation, elle est de la main du collectionneur Biniou.
Le seul qui ait osé, après la dactylo, porter la sienne sur ce saint suaire de papier.

Et puis il y a d'emblée cette inversion des personnages de Bardamu et d'Arthur.
On va lire, on va bien voir.
Que de palpitations promises par ces aventures dans l'inconnu, quand on a lu déjà tant de fois le Voyage, et dans toutes ses éditions : de la Denoël originale qui vaut la peau du cul à celle en Folio dont le brochage perd ses feuillets comme du vulgaire PQ d'autrefois, en passant par la mouture fameuse Livre de poche, qui a tenu le coup depuis des dizaines d'années, et celle dans La Pléïade, qui tue les yeux.

De quel autre auteur les manuscrits nous importeraient autant ?

Même Rimbaud, dont la lecture dopa tant Céline, aura suscité moins d'excitation. On ne se jette pas des nuits entières sur les fac-similés des Illuminations et de la Saison, qui pas cher payés restent bien rangés sur les rayons.

Et tous les brouillons de Flaubert, numérisés en haute définition, plus nets que les galaxies d'Hubble, certes on est bien content d'y jeter un œil de temps à autre, mais ils ne vaudront jamais le petit volume "Lemerre" de Bouvard et Pécuchet, guère plus gros qu'un paquet de Gauloises, et que je trimballe toujours dans ma musette.

Quant aux contemporains, même les plus géniaux, si jamais il en surgit un ou deux, en ces temps tout de même d'apocalypse imminente, leurs disques durs ou la clé USB de leur cloud risquent de s'avèrer moins sexy.

Pour prétendre désormais avoir lu le Voyage, il faudra avoir fait la lecture comparée avec ce manuscrit du diable.

Nul doute que cette parution miraculeuse poussera au crime les commentateurs qui à leur tour pondront des tonnes de gloses, lesquelles s'ajouteront aux myriatonnes déjà produites. 

Qui aura fait couler plus d'encre que Céline ?


Mais qui aura fait couler tant de larmes ?

De vrais chagrins et de vrai rire !

À une époque où chaque semaine on vend sur eBay et le bon coin ou dans l'arrière-boutique de librairies dites d'ancien un squelette de Bébert de plus garanti déterré à Meudon, des thermomètres garantis enfoncés par le Docteur Destouches lui-même dans le fondement de l'époque sinon l'"anu" de cette momie, la Littérature;  où se fourguent des clébards garantis descendants de Bessy, des vrais Voyage "Denoël" avec fausses dédicaces à Sarkozy; des pelures et gilets mités avec ADN certifié pur Céline; des Bagatelles format eBook retapés et enrichis par de vraies ordures ayant appris l'orthographe et le français dans les rangs des milices "pur porc"; à une époque où les reliques de cet ennemi public, de ce diabolisé majeur, sont aussi courues que les vrais morceaux de la fausse croix, ce sublime fac-similé de son manuscrit, impeccablement édité, et sans un gramme de glose ajouté, brut de brut, s'impose comme la seule excentricité fétichiste que se payeront ses vrais lecteurs.

Que dirait-il, Ferdinand, alias Satan, de nous savoir en train de nous pencher, indiscrets couillons médusés, à la loupe sur ses brouillons ?


Peut-être se demanderait-il qui a pris, de nos jours, sa relève d'horrible travailleur, où peut bien se trouver le Céline d'aujourd'hui,  car enfin, il faut bien en convenir, à moins qu'il ne se cache impeccablement en ces temps d'incognito impossible, il n'y en a point.


C'est d'ailleurs pourquoi, faute de contemporain aussi efficace et excitant, on en revient toujours à relire l'increvable, inusable, inimitable Voyage.
Qui dit mieux ? Personne !
On ne manque pourtant pas de grandes gueules.
Et les écrivains pullulent désormais par millions, rien que dans ce pays le plus con du monde.
Maintenant qu'on en a deux, de Voyage, ce sera encore pire. Si un nouveau Céline surgit enfin pour de bon, alors il se devra d'être encore deux fois plus fort. Et sans faudra-t-il qu'il les écrive en direct, ses brouillons, lui. Comme un infernal feuilleton, en ligne. 

N'est-ce pas là un chouette challenge ?!? Pour sûr on ne se bousculera pas au portillon pourtant grand ouvert de cette gloire : il n'y a plus personne pour prendre les commandes du métro émotif.
L. W.-O.


Saluons donc à la fois l'initiative délectable et le travail impeccable des Éditions des Saints-Pères
Je ne sais si il reste encore quelques exemplaires de cette édition originale. 
On peut commander directement ce coffret (expédié rapido dans un colis à l'épreuve des brutes de la Poste nationale), ainsi que sur Amazon. 
J'ai cru comprendre qu'un deuxième tirage était en cours d'impression. 
Ceux qui n'auront pas profité de l'occasion le regretteront peut-être bientôt. 
Alors il ne faudra pas venir pleurer,  et ce sera tant pis pour eux. Qu'on ne compte pas sur moi pour que je prète mon exemplaire ou fasse des photocopies.