mardi 24 mai 2011

" À quoi bon un autre monde ? "

Sadegh Hedayat








" Il est des plaies qui, pareilles à la lèpre, rongent l'âme. Ce sont là des maux dont on ne peut s'ouvrir à personne. "

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" Si sévèrement que me jugent les gens, ils ne savent pas que je me suis jugé avec encore plus de sévérité, ils se moquent de moi et ignorent que je me moque d’eux encore plus.  Je déteste et le lecteur et moi-même. "

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" Je n'ai qu'une crainte, mourir demain, avant de m'être connu moi-même. En effet, la pratique de la vie m'a révélé le gouffre abyssal qui me sépare des autres : j'ai compris que je dois, autant que possible, me taire et garder pour moi ce que je pense. Si, maintenant, je me suis décidé à écrire, c'est uniquement pour me faire connaître de mon ombre - mon ombre qui se penche sur le mur, et qui semble dévorer les lignes que je trace. C'est pour elle que je veux tenter cette expérience, pour voir si nous pouvons mieux nous connaître l'un l'autre. "

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" Elle perdue, je me retirai tout à fait de la société des hommes, du cercle des crétins et des heureux. Je me réfugiai dans le vin et dans l'opium, afin d'oublier. Mes journées s'écoulaient, elles s'écoulent encore, entre les quatre murs de ma chambre. Ma vie entière s'est écoulée entre quatre murs."

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" Une seule chose me faisait peur : l'idée que les atomes de ma chair se mêleraient à ceux de la canaille. Y songer m'était insupportable et je souhaitais disposer, une fois mort, de longues mains, munies de longs doigts sensibles, afin de pouvoir rassembler soigneusement tous mes atomes, les garder dans mes paumes fermées et empêcher ces fragments de mon être, mon bien exclusif, d'entrer dans les corps de la canaille. [...] L'espoir du néant, après la mort, restait mon unique consolation, tandis qu'au contraire l'idée d'une seconde vie m'effrayait et m'abattait. Pour moi qui n'étais pas encore parvenu à m'adapter à celui dans lequel je vivais, à quoi bon un autre monde ?" 

Sadegh Hedayat


Sadegh Hedayat est publié aux éditions Jose Corti

J'emprunte au site de cet éditeur ces élements biographiques :
Petit-fils du célèbre poète et critique Reza Qouli Khan, Hedayat Sadegh naquit à Téhéran le 17 février 1903. Il n’y a que peu à dire de sa vie extérieure. Son indépendance intellectuelle, sa modestie, sa pureté d’âme lui ont fait choisir en effet l’existence effacée et les souffrances d’un être d’élite qui se refuse aux compromis. Sa grande douceur de cœur, un esprit toujours prompt à saisir le ridicule des choses, son indulgence aussi pour ceux qu’il aimait, tempéraient seuls son mépris de ce monde.
     Formé à la lecture des maîtres modernes de l’Europe, mais également pénétré d’un profond amour pour le folklore et les traditions de sa patrie, S. Hedayat a cherché son inspiration auprès du peuple de l’Iran. Cependant, la passion avec laquelle l’écrivain s’est penché sur les religions de la Perse antique, sur les superstitions et les pratiques de magie populaire qui en dérivent, a éveillé aussi chez lui le goût de l’insolite et, bien souvent, il écarte les étroites barrières de la réalité, pour laisser le merveilleux envahir la vie de ses personnages : l’action d’un roman comme La Chouette aveugle se situe très loin de l’espace et du temps ordinaires.
     Comme les plus grands poètes de sa race –  on songe à Omar Khayam, le seul, d’ailleurs, qu’il aimait – S. Hedayat est un pessimiste. C’est un regard désespéré qu’il promène sur le monde. Ce univers aux lois impénétrables, mais absurdes et cruelles, s’il entr’ouvre parfois devant nous ses cercles les plus fantastiques, loin de nous offrir alors la promesse d’une destinée meilleure au-delà de l’existence terrestre, nous apparaît toujours baigné de la même sinistre lumière. Rien à espérer de cette vie, rien non plus d’une autre. Telle est l’obsession que l’on retrouve à chaque ligne de La Chouette aveugle.
     Sadegh Hedayat s’est donné la mort à Paris, rue Championnet le 9 avril 1950.

     Voici ce que José Corti disait de La Chouette aveugle dans ses Souvenirs désordonnés.
    
" C’est un livre d’une atmosphère lourde, oppressante, dans lequel le maléfice d’un rêve s’insinue dans la réalité, l’enveloppe, se noue à elle – et l’écrase. Ce n’est pas un cauchemar que narre un conteur habile, mais une obsession que celui-ci fait partager et à laquelle je ne sais pas que lecteur ait jamais pu échapper. On peut imaginer qu’un auteur écrive un ouvrage fantastique parce qu’il a voulu tâter du genre et qu’étant heureux conteur il produise une belle œuvre. Ce ne sera jamais l’équivalent de la Chouette.
    Pour tracer ces deux cents pages, il fallait être Hedayat ; cela veut dire être un homme qui souffre d’un mal moral sans remède avant d’être un homme qui écrit. Être un homme hanté de démons qui ne se laissent pas prendre au leurre d’un récit… Les démons d’Hedayat n’ont pas lâché la proie pour l’ombre. La Chouette écrite, ils ont continué à l’habiter jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, il en vienne à demander à la mort de l’exorciser… Ce qui donne à son geste une dimension unique, c’est que, s’étant soigneusement calfeutré chez soi, il a anéanti par le feu la totalité de ses manuscrits avant de s’étendre pour mourir. "

1 commentaire:

Le Marquis de l'Orée a dit…

"Je déteste et le lecteur et moi-même" ... J'admire celui qui a écrit cette phrase d'une sincérité parfaite.