jeudi 21 avril 2011

Parution : "Le Paquebot magnifique", de Joël Roussiez



Film ci-dessus : AU PIGEON BLANC, 
rencontre avec Joël Roussiez par L. W.-O.


Après Nous et nos troupeaux et Voyage biographique, Joël Roussiez vient de publier Un Paquebot magnifique aux Éditions de La Rumeur libre. On reviendra bientôt ici et dans la revue La Main de singe sur ce livre inclassable, d'une grande force et d'une revigorante singularité. Joël Roussiez est l'un des auteurs d'aujourd'hui qui me réjouit le plus : de combien de contemporains puis-je en dire autant ? Ce nouveau livre imprévisible excitera, espérons-le, la curiosité des lecteurs de grand goût, à qui on ne la fait pas. La discrétion  de Roussiez l'honore. Il se tient loin de l'actualité littéraire et du tintouin gueulard, chez lui, quelque part en Bretagne, dans sa baraque  isolée du Pigeon Blanc, après avoir longtemps vécu à Vienne en Autriche. Sans aucun souci débile de carrière ni de se faire une place dans la tête des cons, il a publié depuis trente ans de nombreux récits chez des éditeurs exigeants, Le Tout sur le tout et Le Temps qu'il fait, avant de trouver dernièrement à La Rumeur libre un nouvel éditeur attentif.
Je profite donc de la parution du Paquebot Magnifique pour donner à voir un petit film tourné chez lui, en été, voici déjà quatre ans, où je l'ai débusqué dans son potager, sans trop lui demander son avis. (Tant pis s'il me bute en représailles de cette indiscrétion).
Thomas Bernhard disait à peu près que l'œuvre et la vie ne doivent faire qu'un sinon il n'y a rien.
L. W.-O.



Joël Roussiez par L. W.-O. ©, 2007 / click to enlarge

Ainsi qu'il en est… 
par Joël Roussiez 
(texte inédit)

La vie allait comme s'il sonnait des cloches, tristes mais d'une grande beauté et, sur ce fond, s'improvisait une mélodie complexe qui se simplifiait par ce qu'on aurait pu appeler « ce procédé ». On marchait dans des territoires boueux, en plaine hongroise si l'on veut, à la fin de l'hiver droit devant où le ciel changeant ne cessait de nous tirer. Ô, point de soucis pour nos pieds et nos bottes, tant pis pour les pluies, voici venir le temps de demain et le soleil resplendissant! On marchait dans une plaine silencieuse où des vaches paissaient entre des flaques d'eau brillante; le monde jetait quelque lueur subtile qui vibrait sous le timbre de cloches...
Soudain, nous avions chaud; nous étions venus par la jungle avec les flambeaux qui éloignent les tigres. Et maintenant comme le pilon d'une cloche, nous frappions de la tête l'air humide et lourd qui nous étourdissait. Et soudain encore, ainsi réveillés comme de jeunes cabris, nos yeux clignotaient et l'on sentait le battement de notre sang qui résonnait dans nos poitrines... Et les cloches toujours, nous emmenaient marchant dans notre robe de bure ou bien nos grands manteaux dans la plaine sans fin avec, tout au loin, le mouvement des nuages dispersés qu'arrosait le soleil généreux. Notre marche restait comme un convoi de troupes lourdes et silencieuses car les événements, dans leur succession magnifique, pénétraient en nous et nous alourdissaient d'une chose charnelle et molle qui n'était pas faite de mélancolie mais de volupté; notre marche restait lourde car nous étions très attentifs à ce qui venait, prêts à subir la jouissance, disposés donc à l'accueil dans ce jardin luxuriant où les fruits très mûrs tombaient et doucement dans l'humus s'enfonçaient. Il nous venait à la bouche des viscosités de miel, de datte et de loukoum... L'après-midi, on sonnait au loin le glas d'un mort inconnu ou bien l'appel à l'office ténébreux des moines; et nous avions chaud du monde qui venait vers nous et qui semblait s'épanouir en nous sans rejeter le triste, sans rejeter la joie...
Et tout au long des chemins chauds de l'après-midi, lorsque notre tête tournait de tout ce que nous avions vu, ces cloches incitaient à ralentir et nous baissaient les yeux sur les vies infimes des insectes besogneux que l'appétit conduit parmi les feuilles sèches et les herbes vertes. Les voici qui s'affairent autour d'une goutte brillante puis, du sommet d'un brin d'herbe qui oscille, les voilà qui hésitent devant: c'est un astre étrange qui peut être brûlant... Et puis sous leur bourdon, ces cloches nous reprenaient: voici l'herbe rase d'un pré qui nous accueille, voici l'insurmontable haie de ronces qui nous repousse; qu'il en soit ainsi, nous avons dans nos poches un peu de riz tout cru et des dattes très mûres...
Le temps était un peu gris et la poussière couvrait nos pieds nus sur le chemin souple qui nous conduisait au jardin. La porte était ouverte et aussitôt entrés, l'humidité chaude enrobait nos mouvements. Nous marchions dans l'humus tiède et nous sentions ces caresses légères sur le visage et sur les jambes; beaucoup tombaient le haut de leur vêtement pour en sentir les grâces... Le monde était plein de grâces, sans exagération aucune sous d'insolites harmonies aux timbres très ténus qui accompagnaient le balancement des cloches, allant et revenant avec la régularité des horloges à battant ... « Oui, les choses reviennent » et nous revenions d'un petit voyage dans nos maisons. « Je cherche à me comprendre dedans et puis dehors » déclare-t-on en rentrant et l'on tombe le manteau lourd pour se chauffer les mains à l'âtre qui pétille. Dans la marmite, bout la pauvre soupe et l'on y glisse un morceau de lard maigre qu'on a rapporté. Ô, joyeux sont les enfants qui jouent sur le devant de la maison. J'entends encore ma mère: « ne vas pas salir ton surcot! »... « Je cherche à me comprendre » déclare-t-on en rentrant par l'allée du jardin et l'on dépose des fleurs accompagnés de fruits sur le marbre où bruit la fontaine. Dans le plat, reposent les poissons, « j'apporte les olives et le vinaigre frais »; silencieuse est la maison dans l'après-midi où dort encore ma mère...
Et puis voici demain et les chemins, il nous sonne des cloches aux tempes et les harmoniques qui les accompagnent affinent notre voyage. Nous ne sommes pas chargés mais remplis cependant d'hier et d'aujourd'hui qui nous font des sacs légers. Nous voici donc hier dérivant en plaine et en jardin sur les eaux abordant un port; on nous accueille dans la joie ou bien l'hostilité. Et voici aujourd'hui le ciel qui enveloppe avec un peu de vent nos défroques que nous avons prises amples à la manière de voiles. Demain, viendront peut-être les hautes montagnes de neige et de silence ou celles rugueuses du Pamir, les palmes des déserts ou celles fécondes des jardins, demain, nous battons la mesure des cloches pas à pas et poursuivons la marche; le monde se donne à nous sans consistance puis nous roule dedans à la manière des bousiers: qu'il en soit ainsi.

Joël Roussiez © mars 2011
On trouvera sur La Main de singe 
un autre texte inédit de Joël Roussiez, 
ainsi qu'une bibliographie :

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